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Catégories : BERRETTI Jany, CELLES QUE J'AIME, CEUX QUE J'AIME, Hugo Victor

OÙ EN ÊTES-VOUS AVEC HUGO ?

 

  Mon grand-père maternel racontait comment, jeune garçon, il avait, du haut d'un arbre de l'avenue des Champs-Élysées, assisté à la procession des funérailles de Victor Hugo. J'avais ainsi gagné très tôt une sorte de familiarité avec l'écrivain, auquel je me sentais en fait un tout petit peu apparentée.

 

J'ai d'abord appris des poèmes. Chaque été, les vacances chez des frère et sœurs de ma grand-mère (réunis en leur vieillesse), entretenaient mon zèle de mémorisation. J'aidais tous les matins la plus jeune de mes grand-tantes à faire le ménage de la maison (on le recommençait quotidiennement). C'est alors que, tout en passant efficacement l'o-cédar, nous nous entrerécitions tout ce que nous savions par cœur. Mises à part les tirades et « récitations » que j'apprenais en classe, du Bellay et Vigny (pour moi), La Fontaine et Lamartine (pour ma tante), faisaient nos délices. Mais Victor Hugo se taillait la part du lion.   Nous en aimions l'une et l'autre les phrases très longues, qui s'installaient sur de nombreux vers, par vagues successives. Par exemple, dans « L'enfant (grec) »,

Que veux-tu ?… Bel enfant, que te faut-il donner

Pour rattacher gaîment et gaîment ramener

En boucles sur ta blanche épaule

Ces cheveux qui du fer n'ont pas subi l'affront,

Et qui pleurent épars autour de ton beau front,

Comme les feuilles sur le saule ?

Excellent apprentissage des tâches ménagères.

  J'ai lu les romans, puis le théâtre. Je me souviens en particulier des Misérables, que nous avions chez nous sous la forme de petites livraisons, ce qui donnait un nombre impressionnant de volumes (il me semble que c'était dix-neuf). Mes parents m'en autorisaient un au maximum par soirée. Ma prédilection allait aux débats moraux labyrinthiques, aux descriptions interminables (ce qu'on appelle, depuis Le Merle blanc de Musset, les « pages d'écuelle »). Je recopiais, en calligraphiant, des passages entiers de « Tempête sous un crâne » — et de l'épisode qui suivait, au tribunal. Je me souviens de quelques rédactions qu'on m'avait demandées à l'école (par exemple : « Décrivez une réunion au collège de Coqueret »), dans lesquelles j'avais inséré une porte qui s'ouvrait toute seule (« On n'a jamais su qui ouvrit la porte, mais il est certain que la porte se trouva ouverte… »). Les professeurs se plaignaient.   Les études universitaires me firent connaître L'Année terrible, Actes et paroles, Choses vues.

  Ce n'est que plus tard, en lisant ou relisant des romans, du théâtre, de la poésie même, que j'ai perçu avec quelle distance, pendant que l'action se déroule, que le héros se lamente, l'auteur, comme en-dessous, considère ce qu'il est en train d'écrire, examine la langue qui se met en œuvre. C'est ce dédoublement qui aujourd'hui m'enchante.   « On a des parents, que diable ! ou on en a eu. Qui es-tu ? Parle » dit, dans Quatrevingt-treize, le sergent à la femme trouvée dans la forêt (« Pas de lieu plus épouvantable… Tout était plein de fleurs… »). « La femme écouta, ahurie, cet — ou on en a eu — qui ressemblait plus à un cri de bête qu'à une parole humaine. » Le lecteur doit croire à la réalité de la fiction, c'est bien le moins pour un roman populaire, mais l'auteur commente l'aspect linguistique du dialogue.   Cette conversation avec le matériau d'où surgit l'écriture reste très souvent in petto — cela va jusqu'à la farce jouée au lecteur : le paradoxe de Jérimadeth est bien connu. À la fin du livre III du même roman, Lantenac atteint la côte, près du Mont-Saint-Michel, à la tombée de la nuit (il va découvrir que sa tête est mise à prix). L'instant est grave. Pourtant les noms des oiseaux de mer évoqués se prêtent à peu près tous, comme par hasard, au calembour : « les jaquets […], les mauves, les carabins, les grolles faisaient leur vacarme du soir ». Le mot « vacarme » lui-même — il s'agit d'un rite de grabuge, chaque soir, auquel se livrent ces naïves créatures — n'évoque pas seulement le fond sonore du silence et de la désolation. Son emphase est pleine d'attendrissement. Par contamination, les mots qui disent la solennité du moment semblent contenir une nuance de grandiloquence voulue, par des allitérations manifestes, des paronomases évidentes : « On sentait dans l'espace cette espèce d'inquiétude qui précède la nuit », ou « les étangs dans la plaine sombre ressemblaient à des plaques d'étain posées à plat sur le sol ». Car l'écrivain est un conteur, il est présent pendant qu'il raconte. Il fait des gestes dramatiques, mais sourit au bon lecteur. « Les goëlands et les mouettes à capuchon rentraient ; la mer c'est dehors. »   Au TNP jadis j'ai eu la chance d'assister, avec l'école, à une représentation de Ruy Blas, dans la mise en scène de Jean Vilar, avec Gérard Philipe dans le rôle-titre (Daniel Sorano était Don César). Je me souviens que j'avais été, avec toute la classe, profondément touchée par le lyrisme et le tragique. Après cette représentation, notre professeur — une dame qui alors me paraissait âgée, quelqu'un qui riait très rarement — s'était écriée, enthousiaste, oubliant toute sa retenue habituelle : « Lorsque Gérard Philipe est entré en scène, je me sentais le panache blanc d'Henri IV ! » Le bicentenaire m'a donné l'occasion de revoir la pièce dernièrement, à la Comédie Française. En entendant le texte de nouveau, après des années d'oubli, il m'a semblé qu'une seule scène, le début du troisième acte, était représentée selon ce que j'aurais attendu pour toute la pièce. Les ministres, caricaturés, se livraient sur la scène à un ballet cocasse et sinistre, avant l'entrée de Ruy Blas (« Bon appétit, messieurs ! »). Le reste de l'œuvre était représenté au premier degré. Alors que les passages lyriques me paraissent eux aussi manifester de la distance, même s'il n'y a pas de bonimenteur brechtien : « Et maintenant, curiosité unique, vous allez voir… » (je cède la parole à Don Salluste) « brûlant d'un zèle hyperbolique », le valeureux Ruy Blas « en redresseur d'abus ».   Au début du deuxième acte, la reine, triste à mourir dans son palais pendant que le roi tue six loups, a préparé pour l'envoyer en Allemagne à son cher père un petit coffret (« Oh ! la divine boîte ! »), qu'elle a fait emplir pieusement de saintes reliques, un coffret… en bois de calambour (« Ce bois de calambour est exquis !).

  Où j'en suis avec Victor Hugo ?   Si je reprends les volumes, pour feuilleter, je vois ici, là, presque à chaque page, de tout le dédale de la langue inventoriée, attrapée, surgir des lambeaux surprenants, comme des lapins et des colombes d'un chapeau.   C'est — en ouvrant au hasard —, dans « Jour de fête », l'air brûlant qui fait

Luire en la fournaise des plaines

La braise des coquelicots

tandis que Paris secoue, dans un cahotement de syllabes qui se heurtent, toutes les vieilleries tyranniques,

Noir chiffonnier qui dans sa hotte

Porte le sombre tas des rois.

  Où j'en suis avec Victor Hugo… Mais pourquoi poser cette question, dont la formulation évoque d'un seul nom à la fois l'œuvre en entier et tout ce que nous pouvons savoir de l'homme politique et de l'écrivain quotidien ? Est-ce un piège ? Victor Hugo, qui par la renommée (le bicentenaire le prouve) a dépassé l'arbre si grand

Qu'un cheval au galop met toujours en courant

Cent ans à sortir de son ombre,

ce qui était déjà beaucoup, ne serait-il plus à la mode parmi les intellectuels ? Et m'aurait-on proposé dans les mêmes termes cette effeuillaison de marguerite à propos de Montaigne ? de Diderot ? de Mallarmé ?   Devrais-je donner une réponse de pétale ?

Jany Berretti

 

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